CHAPITRE VI

Kalika a deux semaines – disons plutôt un an, à en juger par sa taille et ses aptitudes – quand elle refuse tout à coup que je lui donne le sein. Pourtant, j’ai beaucoup aimé les derniers quatorze jours pendant lesquels j’ai allaité Kalika, bien que je n’apprécie que moyennement la vitesse à laquelle elle grandit. Chaque matin, quand sa voix me réveille, je découvre une enfant plus grande, et différente de la veille. Ce matin, alors que je tente de la nourrir, voilà qu’elle nous repousse, mon sein et moi, et comme elle est dotée d’une force certaine, un hématome apparaît sur ma peau presque aussitôt, là où elle a repoussé énergiquement ce que je lui proposais. Prenant place en face de moi, Ray fait de son mieux pour calmer mon désespoir.

— Peut-être qu’elle n’est pas très en forme, dit-il, histoire de me réconforter.

Je regarde par la fenêtre, tandis que Kalika gigote vigoureusement, posée sur mes cuisses.

— Peut-être qu’elle veut boire autre chose que du lait.

— Kalika n’est pas une vampire, proteste Ray.

— Tu n’en sais rien.

— Mais puisque le soleil ne la dérange pas…

C’est vrai, j’ai fait subir à ma fille le test du soleil, à midi, en plein jour. Elle s’est contentée de le regarder comme elle regarde tout le reste. Effectivement, les rayons lumineux ne semblent pas perturber ses jeunes pupilles, mais ça ne suffit pas à me réconforter.

— Personne ne sait ce qu’elle est réellement.

— Alors, qu’allons-nous faire ? rétorque Ray. Il faut qu’on la nourrisse.

Peut-être que Kalika comprend la question. Elle a déjà commencé à parler, avec les mots simples qu’emploient nombre d’enfants d’un an, mais elle comprend probablement plus de choses qu’elle ne le dit, et elle en sait certainement plus sur elle-même que l’un ou l’autre de ses parents n’est prêt à l’admettre. Et alors que je contemple le ciel, de l’autre côté de la fenêtre, Kalika s’approche de moi et me mord le bout du sein gauche : elle a des dents, à présent, et elle mord jusqu’au sang. Je ressens une vive douleur, mais Kalika, elle, boit tranquillement. Et le sang semble lui convenir et la satisfaire.

Jetant un coup d’œil à Ray, j’ai soudain envie de pleurer.

 

* * *

 

Le lendemain, Kalika hurle dans sa chambre. Elle a faim, mais mes seins sont trop douloureux – et à sec – pour que je puisse la nourrir. Allongée sur le canapé du salon, je laisse errer mon regard sur la baie vitrée, tandis que Ray fait les cent pas devant moi. Mes pensées sont souvent tournées vers le ciel, et vers Krishna. Franchement, je me demande où Dieu peut bien se trouver dans des moments pareils : peut-être est-il en train de passer en revue la section « Horreur » de la bibliothèque cosmique, histoire de dégoter un autre chapitre à glisser dans ma biographie ?

Épuisée, je suis épuisée – je n’ai pas encore récupéré toutes mes forces, après l’épreuve de l’accouchement. Je ne suis plus qu’un pantin cassé dont les membres auraient été recousus par un docteur lobotomisé, une mère dans l’affliction, dont la fille étripe des poupées Barbie dans le seul but de vérifier qu’il n’y a rien à manger à l’intérieur. Kalika venant de hurler une nouvelle fois, Ray secoue la tête, dégoûté.

— Qu’allons-nous faire ? s’écrie-t-il.

— Tu m’as déjà posé la même question il y a cinq minutes.

— Enfin, il faut faire quelque chose. Un enfant doit manger.

— Je lui ai proposé un steak, un steak cru, et elle n’en a pas voulu. Je lui ai ensuite offert le sang du steak, et elle l’a refusé. La seule chose qu’elle veuille vraiment, c’est mon sang, mais si je continue à la nourrir de cette façon, je mourrai.

Une quinte de toux m’oblige à m’interrompre, puis je reprends, faiblement :

— Mais étant donné les circonstances, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée.

S’immobilisant soudain, Ray me fixe droit dans les yeux.

— Elle n’a peut-être pas envie de boire seulement ton sang.

D’une voix blanche, je déclare :

— J’y ai déjà pensé. Il faudrait d’ailleurs que je sois particulièrement stupide pour ne pas avoir envisagé cette solution.

Une pause, et j’enchaîne :

— Tu veux lui donner un peu de ton sang ?

Ray s’agenouille devant le canapé, me prend la main et la serre tendrement entre les siennes, mais il a dans les yeux une flamme que je ne lui avais encore jamais vue. Évidemment, une petite fille comme Kalika réussirait à transformer le Pape en personne. Sur un ton de conspirateur, et sans montrer la moindre affection pour Kalika, Ray se met à parler à voix basse.

— Disons simplement qu’elle n’est pas humaine, admet-il enfin. J’imagine que c’est une évidence, à présent. Allons même jusqu’à décider qu’il s’agit d’une sorte de vampire, bien qu’elle ne corresponde pas à la définition traditionnelle du terme, ce que son indifférence au soleil tendrait à prouver. Bon, tout ça n’est pas obligatoirement un handicap, si nous parvenons à lui apprendre la différence entre le bien et le mal au fur et à mesure qu’elle grandit. Elle n’est pas obligée d’être un monstre, après tout !

— Où veux-tu en venir ?

— C’est pourtant évident : malgré tout, Kalika est notre fille, nous l’aimons, et notre devoir est de lui donner ce dont elle a besoin pour survivre, au moins jusqu’à ce qu’elle sache se débrouiller toute seule.

Il s’interrompt un instant.

— Il faut lui trouver du sang frais.

Je souris mécaniquement.

— Tu entends par là que nous devons lui trouver des proies fraîches.

— Pour l’instant, nous avons besoin de sang, c’est tout. Pour s’en procurer, il n’est pas question de tuer qui que ce soit.

— Génial. File donc en acheter quelques litres à l’hôpital, et prends une de mes cartes de crédit. Tu le trouveras dans mon sac, sur la table de la cuisine.

Ray se redresse.

— Je parle sérieusement, Sita.

Amèrement, je ricane.

— Moi aussi. Au cas où tu l’aurais oublié, j’ai de l’expérience en la matière. Le seul sang qu’elle acceptera de boire, ce sera du sang chaud, directement prélevé sur un être humain.

— Je croyais qu’il était possible de survivre en se nourrissant du sang des animaux, s’étonne Ray.

— Je lui ai présenté le sang d’un chat que je venais de tuer au fond du jardin, mais elle n’en a pas voulu.

— Tu ne m’as pas parlé de cette histoire.

— Le fait d’avoir tué un chat ne m’est pas apparu comme un exploit dont je pouvais me vanter.

La voix de Ray prend alors un accent singulier, assorti à l’étrange flamme au fond de ses yeux.

— Avant, tu passais ton temps à tuer des gens.

Repoussant sa main, j’abandonne ma position allongée et je m’assois face à Ray.

— C’est ce que tu veux que je fasse ? Tu veux que j’assassine des innocents pour elle ?

— Bien sûr que non. La mort n’est pas obligatoire pour les victimes, tu me l’as dit toi-même le jour où tu as fait de moi un vampire…

C’en est trop.

— Le jour où j’ai fait de toi un vampire, j’avais à ma disposition tout un arsenal de pouvoirs surnaturels, dont je me servais selon mon envie du moment : j’étais capable d’attirer des douzaines de personnes dans mon antre, et de les laisser rentrer chez elles avec une bonne migraine ! Pour fournir à Kalika le sang dont elle a besoin, je vais être contrainte de tuer, et c’est justement ce que je refuse de faire, surtout maintenant.

Maintenant que tu es une humaine ?

— Exact. Maintenant que je suis humaine. Et un conseil : ne t’avise pas de mentionner les deux types que j’ai flingués la nuit de ton retour. C’était de l’autodéfense.

— Ça relevait plutôt de l’instinct de conservation, corrige Ray.

Ma patience est à bout.

— Comment vais-je réussir à convaincre quelqu’un de donner son sang sous prétexte que Kalika a besoin de son petit déjeuner ? Où vais-je trouver ce genre de personnes, tu peux me le dire ? Certainement pas à Whittier.

— Avant, où trouvais-tu tes proies ? Dans les bars de nuit ? Tu les fréquentais dans le seul but d’attirer des humains chez toi.

— Je n’ai jamais ramené d’humains chez moi.

Ray se fait plus hésitant.

— Mais il faut qu’on déniche quelqu’un, ou un couple, pourquoi pas, qui nous fournirait du sang régulièrement.

Cette fois, je n’essaie même pas de dissimuler mon mépris :

— Carrément grandiose, ton plan. Et quand ils repartent, on se contente de les prier de ne parler à personne de ce qu’ils ont vu dans cette maison. À mon avis, ce n’est pas le genre d’expérience qu’ils auront envie de répéter tous les jours.

Je fulmine.

— Tous ceux que nous amènerons ici, tu sais très bien que nous finirons par les tuer, et je m’y refuse catégoriquement.

— Tu vas donc laisser mourir ta propre fille ?

Cherchant vainement le jeune homme amoureux que j’avais rencontré autrefois, je foudroie Ray du regard.

— Il t’est arrivé quoi, exactement ? Tu emploies des arguments qui ne te ressemblent pas. Avant l’explosion du camion-citerne, tu n’aurais jamais tenu un pareil discours. Et quand tu étais mort, tu étais où ? Je peux savoir où tu étais ? Tu ne me l’as jamais dit. Tu étais en enfer, c’est ça ? Et le diable t’a appris deux ou trois petits trucs inédits ?

Ray s’indigne :

— J’ai simplement essayé de sauver la vie de notre fille, et je te serais reconnaissant de laisser tomber la dignité outragée et les manières pompeuses, et d’affronter la réalité – Kalika a besoin de se nourrir, sinon, elle mourra. Nous devons absolument lui trouver une quantité de sang suffisante.

— Super, tu n’as plus qu’à trouver la proie ! Je te conseille une jeune fille : pour un beau gosse comme toi, avec ton style, l’opération ne présente aucun problème, et tu seras vite de retour…

Il s’immobilise.

— Je ne sais pas comment on fait pour draguer quelqu’un. Ça ne m’est jamais arrivé.

J’éclate de rire.

— Pourtant, avec moi, tu t’es montré drôlement efficace.

Soudain, Kalika se remet à hurler.

Perdant sa gravité, le visage de Ray exprime soudain une immense tristesse.

— Je t’en prie, me dit-il. Notre fille, c’est tout ce que nous avons. Tu es la seule qui puisse la sauver.

Et comme j’en ai vraiment marre de discuter, je me lève et j’attrape mon manteau noir en cuir, celui que je portais pour chasser. Tout en me dirigeant vers la porte, je lance à Ray, par-dessus mon épaule :

— On avait beaucoup de trucs en commun, Ray. La prochaine fois que tu m’ordonnes d’aller tuer quelqu’un, tu ferais bien de t’en souvenir.

 

Fantôme
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